Longtemps tabou, la santé mentale est devenue un enjeu majeur, surtout depuis la pandémie de COVID-19. Bien que cette crise ait permis une prise de conscience, les problèmes sous-jacents demeurent.
Yahyâ HACHEM SAMII
Arri FAAS
Longtemps taboue, la santé mentale est devenue un thème médiatique et un enjeu politique de plus en plus prégnant. C’est peut-être là un des quelques avantages de la pandémie COVID19.
Cependant, le risque existe toujours de passer à côté des vrais problèmes de terrain. La santé mentale des Belges reste méconnue, car les études manquent, mais celles qui existent1 dressent un tableau inquiétant : les Belges consomment de plus en plus d’antidépresseurs et plusieurs groupes de la population se disent en grande souffrance. En voici trois en particulier.En particulier les études menées par Sciensano et par Solidaris.
1. Les jeunes
Depuis la pandémie, de plus en plus de témoignages font état d’adolescent·es et de jeunes adultes en grande détresse. Dépressions, décompensations, scarifications, tentatives de suicide : ces phénomènes existaient déjà avant mais semblent avoir pris une nouvelle ampleur. Des études internationales2 montrent que plusieurs facteurs se croisent : la solitude, la violence sur les réseaux sociaux, les inégalités, l’éco-anxiété et surtout une perte de sens dans un monde où les jeunes se sentent de plus en plus privées d’avenir, plongé·es dans une forme de fatalisme face aux risques de déclassement social, de guerres et de bouleversements climatiques majeurs.
2. Les travailleur·euses
La Belgique connaît une augmentation des maladies longue durée, dont la santé mentale est la cause principale dans plus d’un cas sur trois3. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette tendance, mais dans tous les secteurs, les gens n’arrivent plus à faire face à la pression quotidienne et sont « retirés » des équipes, ce qui est vécu par beaucoup d’entre eux comme un échec et la preuve d’une défaillance, et par leurs collègues comme une charge de travail supplémentaire, de plus en plus difficile à gérer.
Le pays n’a pas attendu pour tenter de prévenir les risques psychosociaux au travail, mais ici comme ailleurs, le monde du travail est régi par une logique concurrentielle de plus en plus dure, qui exige de toujours plus de performance de la part des travailleur·ses, sans que personne n’en voie le bout. Même les métiers jusqu’il y a peu porteurs de sens (enseignant·e, soignant·e, travailleur·se social·e) sont désertés, les conditions de travail s’y dégradant. Tant que les mécanismes qui dirigent aujourd’hui l’économie ne seront pas remis en question, ce mouvement risque de n’aller qu’en s’accentuant.
3. Les minorités sexuelles et de genre
La santé mentale est aussi traversée par les questions de genre : à la croisée de plusieurs inégalités et formes de domination, les femmes occupent davantage de métiers pénibles, moins bien rémunérés et plus souvent à temps partiel. Elles cumulent petits boulots et charge familiale, et dirigent beaucoup plus fréquemment des familles monoparentales. Elles sont aussi de loin les premières victimes des violences intrafamiliales.
Les autres minorités de genre ne sont pas en reste. Dans une société de plus en plus divisée sur les questions de genre, de nombreuses personnes se sentent chosifiées et instrumentalisées dans le débat public. La violence et l’isolement les éloignent des systèmes de soin, augmentant le non-recours et le risque de troubles non détectés.
Nous pourrions aussi parler d’autres catégories de population, comme les personnes âgées dont un nombre croissant sont isolées ou confrontées à des difficultés nouvelles (comme l’éloignement et la numérisation d’une série de services). Dans de nombreux coins de nos villes et campagnes, la précarité matérielle aggrave les difficultés de santé mentale. Les personnes concernées, de plus en plus nombreuses, subissent alors une double peine : non seulement elles rencontrent davantage de problèmes de santé, mais elles doivent les mettre de côté pour se concentrer sur leur survie, ce qui empire leur situation.
On voit bien ici que la santé mentale révèle dans de nombreux cas à une perte de sens, à un décalage croissant entre ce qu’on souhaite, ce qu’on dit et ce qu’on fait, tant individuellement que collectivement.
4. Des réponses largement insuffisantes
A cela, il faut ajouter un constat bien établi : la Belgique sous-investit en santé mentale depuis de nombreuses années. Elle lui consacre proportionnellement moitié moins que ses voisins. Cela entraîne des pénuries, notamment de psychiatres et pédopsychiatres. Essayez d’en trouver une disponible aujourd’hui à Bruxelles !
Les réformes décidées sont restées inabouties, en particulier à cause du morcellement des compétences politiques : au moment des dernières élections, il y avait 9 ministres de la santé4. Malgré des Conférences Interministérielles, chaque niveau de pouvoir garde jalousement ses compétences et ses financements, surtout le Fédéral qui concentre l’essentiel des moyens.
Bien que les politiques aient réagi, les mesures des unes et des autres peinent à s’articuler. De plus, on anticipe trop peu les conséquences des décisions d’un niveau de pouvoir sur les services financés par d’autres. Par exemple, le renforcement de la 1e ligne en santé mentale par le Fédéral entraîne une hausse de la demande vers les services ambulatoires des Régions, incapables de suivre la cadence. D’où un engorgement généralisé et durable, qui s’accentue particulièrement depuis 4 ans5, provoquant confusion, colère et sentiment d’abandon chez celles et ceux qui demandent des soins.
5. Prévenir et agir
Tout cela doit nous pousser à imaginer des pistes d’action. La santé mentale n’est pas qu’un problème individuel qui se résoudrait dans le cadre d’un nombre limité de séances avec une psychologue. C’est une question transversale et polymorphe. Elle nécessite donc des systèmes de soins mieux pensés, diversifiés et articulés entre eux, où les personnes sont accueillies telles qu’elles sont, et accompagnées à leur rythme. En santé mentale comme dans les autres branches de l’aide et du soin, on ne peut pas compresser le temps et les moyens. Bien au contraire : il est essentiel de faire enfin correspondre l’offre à l’inexorable accroissement des demandes.
La santé mentale dépend aussi des autres secteurs de la société. Il est fondamental de repenser les objectifs économiques dans les entreprises, soutenir les enseignant·es, rendre la culture accessible à tous·tes, lutter concrètement contre les inégalités sociales, former et informer sur la santé mentale, et permettre à tous·tes de s’exprimer librement. Toutes ces actions peuvent aider à prévenir les problèmes de santé mentale avant qu’ils ne surviennent. Il est temps de reconnaître que l’expression de nos vulnérabilités personnelles ou collectives, n’est pas une faiblesse. Au contraire, cela crée du lien social et de la solidarité dont nous avons grandement besoin. La santé mentale est un révélateur des maux de notre société. Se donner les moyens d’en prendre soin est un formidable levier pour construire un meilleur avenir commun.
1En particulier les études menées par Sciensano et par Solidaris.
2Compilées dans une publication du Lancet en septembre 2024.
3INAMI, septembre 2024.
4A Bruxelles, au moins 6 ministres étaient compétents.
5A titre d’exemple, quand en 2021 les services de santé mentale pouvaient recevoir 1 demande sur 3 (!), ils ne peuvent plus en traiter qu’1 sur 4 en 2023 (données LBSM).