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TABLE RONDE : « Le nombre de personnes en état d’urgence explose »

La pandémie de coronavirus suscite un degré considérable de craintes, de stress, d’inquiétudes diverses. Certains groupes sont particulièrement impactés en matière de santé mentale, dont les personnes souffrant d’affections préexistantes et même certains prestataires de soins. À la mi-novembre, Mediaplanet a réuni quatre experts de terrain pour évoquer les mesures mises en place pour leur venir en aide.

Texte : Philippe Van Lil – photos : Kris Van Exel

Quel impact la crise sanitaire a-t-elle sur la santé mentale ?

Émeline Lucas Psychologue de la ligne d’écoute chez Wellways.
Émeline Lucas, psychologue de la ligne d’écoute chez Wellways.

Émeline Lucas : « Au niveau des centres d’appels, nombre de problématiques sont relayées : confinement dans des espaces trop exigus ; télétravail en présence d’enfants en bas âge ou dans des locaux non adaptés ; détérioration de relations couples obligés de vivre ensemble 24h/24 ; multiplication des appels de crises suicidaires ; etc. Durant le premier confinement, une partie des patients psychiatriques qui ne pouvaient plus être suivis ou pour qui un suivi par téléphone était trop compliqué ont décompensé. Ils avaient l’impression de ne plus être soutenus, de ne plus avoir de porte de sortie en cas de problème. »

Stéphanie Leblanc : « En tant que service de prévention aux entreprises, nous constatons que cette crise met surtout en évidence des problèmes organisationnels. Les angoisses sont réellement exacerbées, en particulier avec le télétravail. Durant le premier confinement, la plupart des gens en paraissaient globalement plutôt contents. Aujourd’hui, le télétravail pose réellement problème. Les gens en ont assez des visioconférences, par exemple. Il y a un réel besoin de contact. »

Vincent Dubois : « Durant la première vague, les hôpitaux psychiatriques ont été oubliés et ont dû faire face aux mêmes problèmes que les maisons de repos : épuisement des équipes, absence plus importante du personnel, manque de matériel. Avec la seconde vague, le personnel n’a pas vraiment eu le temps de se reprendre ; congés reportés, sous-effectifs récurrents, professionnels de la santé en burnout font partie de notre quotidien. Pour les patients, les consultations ont été arrêtées lors du premier confinement. Dès qu’elles ont pu reprendre, nous avons constaté une augmentation du nombre de premières consultations pour des symptomatologies de l’anxiété, de l’angoisse. Certains patients psychiatriques ont perdu le lien parfois très ténu qu’ils avaient avec leur hôpital de jour, qui avait dû fermer. Même si on pouvait les contacter par téléphone, cela a tout de même mis les liens en péril dans certains cas. »

Pascale Wesel, directrice administrative de l’asbl L’Equipe.
Pascale Wesel, directrice administrative de l’asbl L’Equipe.

Pascale Wesel : « Nous avons connu des situations similaires dans nos centres : résidentiels, habitations protégées et centres de jour. Le nombre de candidatures a augmenté ; l’état des patients déjà présents s’est parfois aggravé ; la fermeture de certains centres lors du 1er confinement a entraîné beaucoup de souffrance. Les gens avec des difficultés de santé mentale sont souvent isolés. Or un des besoins essentiels est le lien social. Heureusement lors du second confinement, les centres de jour ont pu rester ouverts. Nous avons reçu des courriers d’usagers le demandant instamment. »

Émeline Lucas : « Parmi les patients avec de plus grandes difficultés d’angoisse, on constate que ceux qui étaient stabilisés, parfois même depuis plusieurs années, se retrouvent en grande souffrance. Tout d’un coup, en l’absence de liens sociaux, d’activités, de loisirs, il y a eu une sorte d’émergence de traumatismes anciens, datant parfois de 15 ou 20 ans. Ces patients ont le sentiment que leur vie s’est vidée, qu’il n’y a plus de place que pour la rumination. »

En fait-on suffisamment à titre préventif dans le domaine de la santé mentale ?

Pascale Wesel : « L’arrivée subite de la crise n’a permis aucune forme de prévention, déjà insuffisante en temps normal. Le cabinet du ministre bruxellois de la Santé y travaille néanmoins de manière active via des appels à projets en ce sens. Il est nécessaire de mieux soutenir la première ligne. Médecins généralistes, assistants sociaux de rue, personnel des CPAS et forces de police ne savent souvent pas comment réagir face aux problèmes de santé mentale. Ces personnes devraient pouvoir bénéficier de formations en soins d’urgence psychiatrique, comme cela existe pour les premiers secours en réanimation. Notre ASBL travaille à développer des réseaux pour collaborer avec la première ligne sur la commune d’Anderlecht. En outre, des équipes mobiles spécialisées en santé mentale se développent et sont présentes dans les quartiers pour détecter les problèmes. »

Vincent Dubois, directeur médical général d’Epsylon.
Vincent Dubois, directeur médical général d’Epsylon.

Vincent Dubois : « Nous passons en effet beaucoup de temps sur le terrain à convaincre des gens de se faire aider. Rencontrer de manière proactive les patients là où ils vivent, dans leur quartier, peut changer complètement leur parcours de soins. On évite ainsi d’en arriver à des situations critiques où l’on est obligé d’interner les gens en hôpital. C’est d’ailleurs souvent à ce moment-là que les patients perdent les liens qu’ils avaient créés, voire leur logement parce que le voisinage en profite pour dire que la situation n’est plus tenable. »

Stéphanie Leblanc : « Depuis 2014, la loi sur le bien-être au travail met l’accent sur la prévention primaire et la gestion des risques psychosociaux. Il est toujours regrettable que certaines entreprises ne fassent que le strict minimum légal. Or, depuis deux ans, on assiste à une hausse de l’absentéisme à la suite de problématiques de souffrance sur les lieux travail. On nous demande dès lors de plus en plus de formations de premiers secours en santé mentale. Au départ, celles-ci doivent permettre aux managers d’identifier les signaux de souffrance, d’entamer un dialogue avec leurs collaborateurs et de les réorienter. Aujourd’hui, ces formations sont également dispensées aux collaborateurs eux-mêmes afin qu’ils puissent aussi tenir ce rôle de premier secours, voire gérer leur propre stress. Ces formations abordent le burnout, la dépression, l’angoisse, les paroles suicidaires, les problèmes de la vie privée tels que le deuil, etc. »

Émeline Lucas : « Certaines entreprises marquent en effet un regain d’intérêt pour s’investir dans la prévention. Par exemple, un groupe hospitalier a mis en place en Wallonie une ligne d’écoute pour son personnel soignant. Une telle initiative serait également bénéfique pour les autres hôpitaux du pays, notamment pour atténuer le fort taux d’absentéisme auquel on assiste parfois parmi le personnel. »

Stéphanie Leblanc, conseillère en prévention aspects psychosociaux chez Mensura.
Stéphanie Leblanc, conseillère en prévention aspects psychosociaux chez Mensura.

Stéphanie Leblanc : « En septembre, j’ai participé à des groupes de soutien post-Covid pour les soignants. Force est de constater que ceux-ci n’étaient pas du tout prêts à affronter la deuxième vague que nous connaissons. Ce soutien aurait dû arriver plus tôt ! Même si beaucoup d’hôpitaux disposent de leur propre service interne, ceux-ci sont très souvent débordés. »

Vincent Dubois : « Il existe tout de même certaines initiatives permettant aux hôpitaux d’engager temporairement des psychologues afin de soutenir leurs équipes. »



Depuis le début de la crise sanitaire, le gouvernement bruxellois a débloqué plus de 9 millions d’euros pour la prise en charge des malades et 6 millions supplémentaires pour renforcer les lignes d’écoute. Ces moyens sont-ils suffisants ?

Pascale Wesel : «. Ces fonds permettent notamment d’engager du personnel pour des équipes mobiles dans la capitale et créer des lieux d’accueil et de lien. Petit à petit, la situation s’améliore sur le terrain ; on parvient à aller vers les gens là où ils sont, notamment vers ceux qui ont parfois du mal à avoir accès à un centre de santé mentale ou à un psychiatre. »

Émeline Lucas : « Une partie des moyens devrait servir à obtenir des rendez-vous plus rapides. Dans les structures dans lesquelles les soins sont abordables en termes de prix, il faut parfois six mois pour décrocher un rendez-vous. Sur un tel laps de temps, une partie des demandeurs laisse tomber, voire sombre carrément. Prendre contact pour obtenir de l’aide prend de l’énergie. S’il n’y a pas de réponse immédiate, on se retrouve face à des problématiques bien plus chroniques par la suite. »

Pascale Wesel : « En effet, les listes d’attente sont importantes. Il est nécessaire de créer des endroits d’accueil sans inscription et prise de rendez-vous. Sur le plan thérapeutique, on pourrait aussi s’inspirer de structures comme les Vrienden Huizen en Hollande (ou « communautés thérapeutiques light ») : des usagers souffrant de troubles de santé mentale vivent ensemble. Ce lien social permanent participe au bénéfice thérapeutique. Hormis quelques visites hebdomadaires, ils n’ont quasiment pas besoin de personnel médical ou paramédical. »

Vincent Dubois : « Le problème de la santé mentale concerne tout le monde. Il existe toutefois des groupes cibles plus particulièrement vulnérables qui nécessitent des besoins tout à fait spécifiques. Il s’agit des personnes soumises à ce qu’on appelle des ‘soins contraints’, cette catégorie de soins étant définie par la législation. Celle-ci prévoit qu’on peut priver de liberté un patient qui refuse les soins, alors qu’il présente des symptômes psychiatriques tels qu’il est déclaré dangereux pour lui-même ou les autres. Avec la crise actuelle, cette catégorie de patients a nettement augmenté, notamment en raison de l’absence de consultations et de la fermeture des centres de jour. À Bruxelles, certaines unités de soins qui doivent les accepter ont enregistré une forte recrudescence de ce type de patients. »

Stéphanie Leblanc : « Je confirme aussi que l’une des difficultés majeures porte sur les délais relativement longs pour la prise en charge des patients. À côté de ça, il faut aussi démystifier l’image que l’on a généralement en matière de troubles de la santé mentale. Se rendre chez un psychiatre ne signifie pas que l’on est fou ! Cette image erronée est un frein qui s’ajoute à celui de l’accessibilité. »

Pascale Wesel : « Il est en effet primordial de déstigmatiser les problèmes de santé mentale. Nous pouvons tous en avoir, à différents degrés, à divers moments de notre vie. »

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